Hazrat Abbas... Kiarostami

The Iranian ambassador


From "En voiture pour la liberté; Le Gout de la cerise. Avec ce récit d'une extrîme modestie, le grand cinéaste iranien offre a Cannes une oeuvre splendide" by Jean-Michel Frodon published in Le Monde, Paris, May 18, 1997.

Il faut saluer le sens de la dramaturgie de Gilles Jacob, qui programme la Sélection officielle.Car aprês avoir fait un peu languir les festivaliers a mi-parcours, il leur offre un magnifique bouquet final. Aprês Chahine et Egoyan, et avant Wong Kar-wai, voici donc Abbas Kiarostami. La seule présence du cinéaste iranien sur la Croisette offre déja une satisfaction, puisqu'il futlongtemps réputé interdit de Festival par les autorités de son pays, pour ître finalement annoncé aprês l'ouverture de la manifestation.

Mais dês que, dans la salle, la lumiêre s'éteint, ces péripéties dues a une situation pourtant dramatique, celle de la liberté en Iran, paraissent presque anecdotiques. Parce que la liberté, elle est la, sur l'écran, et sous le signe de ces cerises dont nous, compatriotes de Jean-Baptiste Clément, savons quelle saveur elles invoquent. On voit quoi ? On voit un type, au volant de sa voiture - figure classique de ce cinéaste qui (dans le sillage du Rossellini de Voyage en Italie) a fait depuis Et la vie continue du voyage automobile une machine cinématographique extraordinairement simple, puissante et poétique.

Il roule, cet homme, dans la ville et dans cette zone de construction o se
mélangent campagne et banlieue, chantier et désert. Il s'arrîte quand il voit des hommes seuls, leur propose de monter avec lui, leur offre de l'argent. Ses interlocuteurs croient, comme les spectateurs, a une drague homosexuelle. Les uns et les autres se trompent, cela fait partie des ressorts ironiques du film. Mais c'est bien un geste d'amour que demande le chauffeur. Pas une passe, oh non. Un coup de main, un coup de pelle, pour recouvrir de terre son corps, le lendemain, aprês qu'il aura exécuté a l'aube le suicide qu'il projette.

A ceux (un soldat, un étudiant en religion, le concierge du Musée des sciences naturelles) qui acceptent de monter dans sa voiture, il montre la fosse déja creusée, indique la procédure a suivre... Ce qu'il en adviendra, il faut le taire. Mais il faut dire en revanche, bien haut bien fort, quelle formidable aventure de cinéma se met en route a partir de ce tout petit dispositif. Une formidable aventure de cinéma, telle que la conÁoit Abbas Kiarostami, ce n'est pas un film qui surenchérit sans cesse sur les péripéties, qui accumule les effets, les surprises et les scênes choc. C'est la construction, entre le film et le spectateur, d'un échange d'une fécondité sans commune mesure avec les moyens mis en oeuvre.

Rarement un film aura aussi magnifiquement démontré le paradoxe qui veut qu'un grand film est moins fait des histoires qu'il raconte que de celles que, littéralement, il ne raconte pas. Sinon, il faudrait laisser tomber caméras et micros, venir s'asseoir sur la scêne et parler. Le cinéma a son sommet, celui que pratique ici l'un des plus grands metteurs en scêne vivants, est un cinéma de l'invisible, o l'essentiel est au-dela (ou en deÁa, n'importe) de ce qui est montré. Le Gout de la cerise sera, comme il vous laira, étude de moeurs, parabole sur l'humaine condition, métaphore du suicidaire isolement d'une nation, méditation sur le cinéma, retour d'un artiste sur son oeuvre, ode a la diversité humaine, réflexion métaphysique a l'êre des machines mniprésentes, hymne a la nature ou éloge du lien social et du langage.

MOTIONS ESSSENTIELLES
Que chacun y amêne ses réflexions, ses désirs, ses angoisses, pourquoi pas ? Puisqu'ici la mise en scêne se fait accueil fraternel et stimulant, dans sa composition en apparence linéaire. Non qu'il s'agisse d'une auberge espagnole. Sous ses dehors économes (de moyens matériels comme d'outillage romanesque), le travail du cinéaste élabore une forme três solide, o 'éthique du regard et la justesse des mises en relation des divers éléments narratifs (personnages, lieux, idées) ne prîtent le flanc a aucune dérive - en ce sens, l'allusion du titre au dernier chef-d'oeuvre d'Ozu, Le Gout du saké, est parfaitement justifiée. Quand Kiarostami réalise, il ouvre la porte a des émotions et a des réflexions multiples, sans renoncer a aucune de es prérogatives d'auteur.

Celles-ci s'exercent pleinement dans la splendeur cosmique des paysages qu'il montre en se contentant de filmer comme ils doivent l'ître des lieux ordinaires, trouvés a quelques kilomêtres de Téhéran. Elles s'exercent dans cette sorte de douceur sans concession, le contraire de la miêvrerie, qui imprêgne le regard du cinéaste. Elémentaire, mon cher Abbas ! a-t-on envie de s'exclamer, tant son film semble ne reposer que sur des éléments premiers (la terre, le ciel, la lumiêre, les mots de tous les jours, les émotions essentielles). De ces pierres vives, se b,tit une oeuvre d'autant plus grande qu'elle paraÓt si modeste.

Il est assez judicieux que le Festival se soit ouvert avec un film, Le Cinquiême Elément, fonctionnant sur l'accumulation, sur un " plein ", et qu'il approche de son terme avec un autre film qui, lui, repose non sur le vide mais sur un espace immensément ouvert, gr,ce aux seules ressources du cinéma. Au-dela de la perfection de la réalisation, d'une fluidité et d'une précision indépassées, au-dela des thêmes mîmes que le film convoque avec subtilité (et qui sont de nature a déranger tout pouvoir autoritaire, y compris la question du suicide comme ultime possibilité de reprendre en main son destin - sujet d'ailleurs interdit par le récent code de la censure iranienne), c'est bien cette maniêre de construire la place disponible, responsable, du spectateur qui fait du Gout de la cerise un admirable chant de liberté.

Vers la consécration
Autant que la qualité du film, la logique voudrait que Le Gout de la cerise figure en bonne place au palmarês : parce que Cannes accompagne depuis cinq ans la reconnaissance d'un des plus grands cinéastes contemporains. Aprês la présentation de Et la vie continue (1992) a Un certain regard, puis la sélection en compétition de Au travers des oliviers (1994), un prix majeur achêverait de consacrer un auteur salué par les plus grands de ses pairs, de Kurosawa a Moretti. Ces deux derniers films complétaient une trilogie commencée avec un film " pour enfants ", O est la maison de mon ami ?, gr,ce auquel Kiarostami fut découvert en Occident en 1990. Ce réalisateur a en effet débuté en tournant des courts métrages (Le Pain et la Rue, 1970) puis des longs métrages ( Le Passager, 1974) destinés aux jeunes.

Il ne faudrait cependant pas le réduire a ce domaine, qui lui permit d'ître moins exposé aux foudres des censures iraniennes, et o il excella d'emblée. Nombre de ses films, et notamment l'admirable Close-Up, démontrent que Kiarostami est également porteur d'une pensée três profonde et subtile sur le processus cinématographique.

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